EMILIE LOICHET (Cahier d’études Léo Ferré n°8) " La mélancolie"
Ferré en jazz, c’est d’abord surprenant et on s’installe dans la salle avec ses a priori et ses scepticismes. Des relations entre Ferré et la musique de jazz, on en garde en tête la chanson ironique Le Jazz Band où Ferré se mettait à distance de la « mode » jazz en s’expliquant ainsi : « Les noirs qu’on a amenés d’Afrique en esclavage avaient eux , le sentiment biologique du rythme, ils l’ont transmis à des Blancs qui se prenaient pour des jazzmen ! Et ce jazz est espèce de compromis entre le tam-tam, le négriers, les Black Panthers et Gerschwin ». Autant dire que le titre du spectacle T’es jazz Léo (qui rappelle T’es Rock coco !) sonne comme un clin d’œil consciemment audacieux.
Il n’empêche que sa poésie opère et qu’on serait bien prétentieux d’avouer avoir laissé passer le spectacle sans rattraper une larme, ni avoir senti si près de nous la présence de Léo Ferré, comme s’il dirigeait lui-même depuis sa galaxie l’orchestre de nos émotions. Ceux qui ont vu Ferré s’offrent le luxe de retrouver le texte en direct, ceux qu’il n’a pas attendus, comme moi, expérimentant la sensation transportante de se trouver face aux mots de Ferré, lancés « dans la foule » au hasard.
C’est que le spectacle de Marylène Bullier a cette force incontestable de nous rendre Ferré plus proche. Elle a pris le parti de chanter avec sa propre sensibilité, la rage de dire et la peur de ne pas être à la hauteur se sont estompées devant cette logique du cœur qui gouverne sa voix. Marylène s’est penchée sur Ferré au terme d’une longue route passée à explorer le paysage de la chanson française, ses Bruant, ses Trenet, ses Brassens mais Ferré à toujours fait partie de son répertoire. Elle a progressivement trouvé avec lui des points communs, le refus de l’endoctrinement, la passion de la mer, la solitude qui fait souffrir mais permet d’avancer plus vite…C’est sans conteste le talent de Ferré que de nous parler de nos vies et de leur donner un sens par le biais de l’imaginaire. C’est cette déconcertante découverte qui a peut-être permis à Marylène Bullier de nous restituer le texte d’une manière bouleversante, en faisant renaître les images sur scène. Et puisqu’on oublie trop souvent que Ferré est avant tout un musicien, T’ES JAZZ LEO vient rendre hommage au mélomane et à son éclectisme en la matière.Le jazz permet un dialogue libre entre les musiciens, Bernard Magnien (Piano), Benoît Lallemant (Contrebasse),Louis Jolibois (batterie) et Marc Esposito (Guitare) sont tous des connaisseurs et amoureux de Léo Ferré. Ils ont improvisé à partir du texte, selon les élans de tendresse ou de révolte qu’ils ont reçus et ont nourris le projet par l’alliance paradoxale de l’instinct et de la précision musicale qui laisse voguer les notes au rythme de l’émotion. Et il y en a de l’émotion lorsque Marylène chante la mémoire et la mer, Les Poètes, La Folie, pas une émotion à revendre mais une émotion qui n’a pas de prix à une époque où « la musique se vend comme on vend le savon à barbe » (Préface) ; Car ce spectacle fait aussi office de manifeste pour la poésie et la chanson française depuis le texte de Préface qui ouvre le spectacle à La poésie fout l’camp Villon ! qui le clôt. Sa voix d’interprète, Marylène en a fait une arme. D’ailleurs au détour de notre rencontre, elle exprime son regret de ne plus entendre d’auteurs, de voir la poésie oubliée par les jeunes générations et recyclée dans la chanson commerciale. Attachée à notre histoire culturelle, elle rejoint Ferré quand elle pense qu’il y a quelque chose à faire, à divulguer en tant qu’artiste pour remettre la poésie dans la rue. Pour lutter contre la dictature des idées, elle nous incite avec ses convictions à une véritable ouverture d’esprit par la musique.